Incarner l’ombre

Il y a dans le mot “méchant” une légèreté trompeuse. Comme si l’on parlait d’enfants turbulents et non de ce qui nous fascine et nous effraie vraiment : le mal. Pas celui des contes, mais celui qui habite les choix impossibles, les corruptions lentes, les idéaux pervertis. Quand on joue aux jeux de rôle, on fait semblant d’être quelqu’un d’autre. Et parfois, ce quelqu’un porte en lui une ombre plus longue que la nôtre.

Les mots qui manquent

Comment nommer ce dont on parle ? “Méchant” sonne puéril. “Mauvais” est plus juste, mais reste flou. “Malveillant” implique une intention. “Maléfique” convoque le surnaturel. En anglais, on dit evil, et le terme porte en lui une gravité que le français peine à traduire sans tomber dans la grandiloquence.

Cette difficulté n’est pas anodine. Elle révèle que nous ne parlons pas d’une chose unique, mais d’un spectre. Le mal n’a pas une seule couleur. Il y a celui, glacial et mécanique, du pragmatique qui fait “ce qu’il faut” sans trembler. Celui, pathétique et magnifique, du héros déchu qui croyait bien faire. Et puis il y a ce mal ordinaire, bureaucratique, celui qu’on commet en suivant les ordres, en appliquant les procédures, en servant une machine plus grande que soi.

Parle-t-on de cruauté ? D’égoïsme calculé ? D’une vision du monde déformée par la douleur ? Ou simplement d’un personnage qui s’oppose aux autres, qui dit non quand le groupe dit oui ? Chacune de ces nuances appelle une forme de jeu différente.

La question qui précède toutes les autres

Avant de se demander si on peut incarner le mal, il faut se demander : de quel mal parle-t-on ? Et pour quoi faire ?

Proposer aux joueurs “vous êtes les mauvais” comme point de départ d’une campagne, c’est souvent une erreur de conception. C’est poser une étiquette là où il faudrait poser une question. C’est figer une identité là où devrait s’ouvrir un chemin. Le véritable intérêt ne réside pas dans l’appartenance à un camp moral, mais dans la possibilité de choisir, de dériver, de basculer. Les meilleurs personnages ne sont pas bons ou mauvais : ils sont en mouvement. Ils deviennent.

Ce qui passionne dans le jeu de rôle, ce n’est pas d’incarner le mal comme on enfile un costume. C’est d’explorer les zones grises, les dilemmes qui n’ont pas de bonne réponse, les moments où la main tremble avant de faire ce qu’il ne faudrait pas faire. Le mal, alors, n’est plus un point de départ. C’est une résultante. Une direction qu’on prend après avoir hésité.

Les visages de l’ombre

Il existe d’abord un mal qu’il faut écarter d’emblée : celui qui n’a pas de visage. Les fléaux anciens, les morts qui marchent, les dieux endormis. Ce mal-là ne négocie pas, ne doute pas. Il est une force pure, sans psychologie. On ne l’incarne pas : on s’y oppose. Il sert à unifier les héros, à poser des enjeux clairs. Mais ce n’est pas de lui que nous parlons ici.

Le pragmatique impitoyable, lui, signe des ordres d’une main qui ne tremble pas. Il a calculé le nombre de morts nécessaires. Il sait exactement ce qu’il sacrifie et pourquoi. Quand on lui dit “c’est monstrueux”, il répond “c’est nécessaire” avec une voix sans timbre. Ce mal-là porte une cravate. Il tient des réunions. Il dort bien, parce qu’il a fait ce qu’il fallait faire.

Le personnage tragique, lui, porte sur le visage la trace de ce qu’il a perdu. Il était autre, avant. Il y a eu un moment précis, un carrefour, un choix impossible. Il a vendu son âme pour sauver ce qu’il aimait, ou bien son idéal s’est déformé si lentement qu’il n’a pas vu le moment où il est devenu son contraire. Ce mal-là génère de l’empathie, une douleur presque insoutenable à regarder. On voit en lui ce qu’on pourrait devenir. Il porte en lui la possibilité d’une rédemption. Ou d’une chute qui n’en finit pas.

Le serviteur d’un système corrompu, quant à lui, porte un uniforme qui lui va bien. Il a grandi dans cette structure, il en connaît les codes, les hymnes, les petits arrangements quotidiens. Pour lui, ce n’est pas le mal : c’est l’ordre des choses. L’empire, la mafia, le culte, la corporation : autant de cultures mauvaises qu’on peut habiter le temps d’une partie, pour comprendre de l’intérieur comment on peut servir l’ombre en croyant servir la lumière. L’intérêt vient du conflit interne, de la loyauté trouble, du jour où on voit enfin ce qu’on refusait de voir.

Le moyen et la fin

Il existe une ligne invisible qui sépare le jouable de l’injouable. Elle ne passe pas entre le bien et le mal, mais entre deux usages du mal.

Le personnage qui torture pour faire parler un prisonnier n’est pas celui qui torture pour le plaisir. L’un utilise l’horreur comme un outil. L’autre en fait sa demeure. Cette différence n’est pas morale : elle est structurelle.

Un personnage dont l’immoralité est un moyen possède une limite naturelle. Il ne franchira la ligne que contraint par la nécessité qu’il s’est donnée. Ses actes terribles restent rares, ciblés, porteurs d’un poids. À l’inverse, celui pour qui le mal est la fin multiplie les occasions de l’exercer. Un tueur dont le but est de tuer trouvera toujours une raison de tuer. L’horreur devient gratuite, répétitive. Elle prend toute la place à la table, jusqu’à étouffer le reste.

Ce qui rend un personnage mauvais supportable, ce n’est pas l’absence de cruauté. C’est la présence d’une limite. Même invisible, même fragile, cette limite existe : elle est donnée par l’objectif qui justifie le mal. Sans objectif, il n’y a plus de limite. Et sans limite, il n’y a plus de jeu possible.

Les formats et leur vérité

Un one-shot supporte presque tout. C’est un espace clos où l’on peut inverser les rôles, toucher l’interdit sans que le poids ne s’accumule. On entre, on explore, on sort. Le malaise reste contenu dans une soirée, comme une fièvre qui passe.

La mini-campagne ouvre autre chose : le temps d’un arc de corruption ou de rédemption. Assez long pour qu’on s’attache, assez court pour que la surenchère ne dévore pas tout. C’est le format des glissements, des bascules, des métamorphoses. On voit le personnage devenir ce qu’il refusait d’être, ou tenter de se relever de ce qu’il a été.

La campagne longue, elle, demande une architecture solide. Maintenir la cohérence d’un groupe immoral sur des mois sans sombrer dans la caricature exige une cause qui tienne, une loyauté qui résiste malgré la noirceur partagée. Les mafias, les cultes, les escouades spéciales fonctionnent pour cette raison : la complicité dans le crime crée un ciment plus fort, parfois, que l’héroïsme ordinaire. Mais si le mal n’a pas de prix, pas de conséquence narrative, il perd tout son sel. La durée révèle tout : ce qui était transgression devient routine, et la routine tue même l’ombre.

L’équilibre des ombres

Qu’arrive-t-il quand un seul personnage porte l’ombre au milieu d’un groupe de héros ?

S’il agit comme une bombe à retardement, cherchant à saboter sans raison, à créer du chaos pour le plaisir du chaos, alors la table se fragilise. Le jeu de rôle repose sur une forme de coopération narrative, même dans l’exploration de zones sombres. Un personnage qui nie systématiquement cette coopération finit par épuiser le groupe.

Mais s’il a une logique, une cohérence, une raison de rester malgré tout : une dette, un objectif partagé, une affection cachée sous la rudesse, alors il devient le grain de sable qui enrichit la mécanique. Il force les autres à argumenter, à questionner leurs propres certitudes. Il devient un miroir inconfortable. Pas un ennemi, mais une tension productive.

Paradoxalement, un groupe entier de personnages immoraux peut être plus facile à gérer. Parce que la complicité devient la norme. Tout le monde partage le secret, le crime, la loyauté trouble. On ne se juge plus, on survit ensemble.

Cela fonctionne à condition d’avoir une cause claire. Une faction, un code d’honneur tordu mais cohérent. Le gang, la guilde d’assassins, l’escouade militaire, l’ordre secret, le culte : autant de structures qui donnent un sens à l’immoralité collective. Mais si tout devient gratuit, si les actes ne coûtent rien, le jeu devient plat. Le mal sans conséquence n’est plus du mal, c’est une farce vide. Il faut des trahisons, des pertes, des dilemmes. Il faut que le poids moral soit tangible, même si on prétend ne pas le sentir.

Ce que le meneur de jeu doit porter

Le rôle du meneur, dans ces histoires-là, est immense et délicat. Il ne s’agit pas de censurer, mais de cadrer.

Avant même de commencer, il faut parler. Dire ensemble ce que “jouer le mal” veut dire dans cette partie. Identifier les zones sensibles. La torture, la cruauté envers les innocents : ces frontières varient d’un groupe à l’autre, et il n’y a aucune honte à les nommer à voix haute.

C’est ici que la distinction entre moyen et fin reprend tout son sens. Un pitch clair permet d’orienter les joueurs vers des personnages dont l’immoralité sert quelque chose. “Vous êtes des mercenaires sans scrupules au service d’une cause discutable” est infiniment plus jouable que “vous êtes des monstres, faites ce que vous voulez”. Le cadre régule. Il empêche la saturation.

Le meneur doit aussi savoir à qui confier ces rôles. Les meilleurs joueurs pour incarner des personnages sombres sont ceux qui jouent pour la table, qui comprennent que le personnage mauvais est un outil narratif, pas une permission de nuire.

Enfin, le meneur doit ajuster le ton et surveiller la jauge de “détestabilité”. Drame, satire, horreur, tragédie : chaque registre demande une main différente. Et parfois, mieux vaut un monde corrompu que des personnages corrompus : le décor peut porter la noirceur, laissant aux personnages la possibilité d’y réagir plutôt que de l’incarner.

Les trajectoires et leurs périls

Il y a plusieurs chemins dans l’ombre, et chacun a sa durée propre.

L’arc de corruption, d’abord. Celui du héros qui glisse, qui cède, qui perd pied. Cet arc demande de la patience. On ne tombe pas d’un coup. On tombe par petits renoncements successifs, par fatigue, par pragmatisme. Une première exception qu’on se permet. Puis une seconde. Puis on ne compte plus. Il faut du temps pour que les joueurs sentent que quelque chose a changé sans qu’ils sachent dire exactement quand. Il faut que la chute soit progressive, presque douce, pour qu’elle soit terrible. C’est un travail de plusieurs sessions, plusieurs mois parfois. Une lente dérive dont on ne voit le terme qu’en se retournant.

L’arc de rédemption, ensuite. Le personnage mauvais qui tente de changer. Cet arc a la temporalité de la convalescence. On ne guérit pas d’un coup. On rechute. On fait deux pas en avant, trois en arrière. Il y a des jours où on y croit, et des jours où on se demande pourquoi on essaie encore. Cette trajectoire offre une tension permanente entre ce qu’on a été et ce qu’on voudrait devenir. Elle nécessite un groupe capable d’accepter la nuance, de donner une seconde chance sans naïveté, et surtout : d’attendre. De ne pas presser. De laisser le temps faire son œuvre.

Et puis il y a la stagnation. Le personnage qui assume pleinement son immoralité sans évolution. Celui-là habite une forme d’éternité immobile. Il est ce qu’il est, et il le restera. Cela peut fonctionner s’il est tragique ou symbolique, si sa fixité même devient une question pour les autres. Mais c’est un exercice de funambule. Sans mouvement, sans cette respiration du changement, le personnage risque de devenir ennuyeux ou repoussant. On se lasse de ce qui ne bouge pas, même de l’ombre.

Le miroir qu’on évite

Pourquoi jouer des personnages mauvais, finalement ?

Il y a d’abord les raisons qu’on se donne, celles qu’on peut dire à voix haute. Le jeu de rôle serait l’un des rares espaces où l’on peut regarder en face ce qu’on refuse d’être. Où l’on peut explorer, sans danger réel, les mécanismes du pouvoir, de la cruauté, de la corruption. Où l’on peut comprendre, sans excuser, ce qui pousse quelqu’un à franchir la ligne. On humanise l’ennemi en l’incarnant, et du coup, on se comprend mieux soi-même. C’est noble. C’est vrai, aussi.

Mais il faut avouer le reste : parfois, on incarne le mal simplement parce que c’est grisant. Parce qu’il y a un plaisir trouble à toucher l’interdit, à jouer avec ce qui nous fait peur. Ce n’est pas toujours une quête de sens ou de compréhension profonde. C’est parfois juste l’attraction morbide pour ce qui brille d’un éclat noir. Le temps d’une partie, on peut être cruel sans conséquence, puissant sans limite, libre de toute morale. Cette part sombre existe en nous, et le jeu lui offre un terrain d’expression contrôlé. Ce n’est ni sale ni honteux : c’est humain.

Mais il faut le faire en conscience, sans se mentir sur ce qu’on cherche. Car il y a aussi un piège : celui de la complaisance, de la surenchère, du malaise qui s’installe sans qu’on sache plus pourquoi on continue. Le mal est un miroir puissant, mais il faut savoir quand arrêter de le regarder.

Ce qui demeure

Au fond, incarner le mal, ce n’est pas jouer quelqu’un de totalement différent. C’est jouer une partie de nous qu’on tient d’ordinaire à distance. Une version de soi qui a pris un autre chemin. Le jeu de rôle n’est pas un tribunal. Il est là pour comprendre, pour questionner, pour ouvrir des portes qu’on ne franchirait jamais autrement.

Mais soyons honnêtes : c’est aussi, simplement, un formidable terrain de jeu. Incarner un personnage amoral libère des contraintes narratives habituelles. On peut prendre des décisions radicales, créer des tensions que les héros traditionnels ne peuvent pas offrir. Il y a une énergie particulière autour d’une table quand les joueurs savent qu’ils peuvent sortir des rails. Cette liberté narrative a une valeur en soi.

Et puis il y a le plaisir simple de l’interprétation. Jouer le méchant, c’est souvent jouer le rôle le plus intéressant. Celui qui a les meilleures répliques, la présence la plus marquante. On ne joue pas le mal uniquement pour le comprendre : on le joue aussi parce que c’est jouissif, théâtral, mémorable.

Alors oui, on peut jouer des personnages mauvais. Mais pas n’importe comment. Pas gratuitement. Le jeu de rôle nous offre ce paradoxe étrange : explorer l’ombre en sachant qu’on la quittera. Habiter le mal le temps d’une partie, puis refermer la porte derrière soi.

C’est accepter de regarder en face ce qu’on préfère ignorer. Non pas pour s’y complaire, mais pour comprendre. Pour sentir le poids d’un choix impossible. Pour mesurer la distance entre soi et ce qu’on pourrait devenir.

Et c’est précisément cette conscience qui transforme une simple transgression en quelque chose de plus grand. Quelque chose qui ressemble, parfois, à de la sagesse.


Featured image: “Interior. Artificial Light” by Vilhelm Hammershøi (1909)


Pour lire mes autres textes en Français, c’est par ici.