La sincérité des masques

Il y a cette question qui revient sans cesse dans nos cercles de meneurs de jeu, comme une mélodie obsédante qui traverse les conversations : que faire de nos émotions à la table ? Comment les accueillir, les partager, les vivre ? Et surtout, comment distinguer ce qui relève de l’authentique de ce qui appartient au théâtre ?

L’émotion dans nos parties a ses propres lois, ses propres chemins imprévisibles. Elle ne surgit pas toujours là où on l’attend, dans ces moments de grande intensité dramatique que nous orchestrons avec soin. Elle naît parfois dans les interstices, dans ces instants où plusieurs consciences se rencontrent autour d’une même fiction et créent, sans le savoir, quelque chose qui les dépasse.

J’ai récemment assisté à des échanges très intéressants sur ce sujet dans un salon Discord, révélant la diversité des approches face à l’émotion ludique. Ces discussions m’ont donné envie de partager mes propres réflexions sur ce territoire complexe où se mêlent authenticité et performance, spontanéité et construction.

Le mystère du lâcher prise

Il y a cette expression qui revient souvent dans nos conversations : “lâcher prise”. Elle porte en elle quelque chose de séduisant, cette idée d’un abandon total qui libérerait enfin l’émotion pure. Comme si la conscience était l’ennemie du ressenti, comme si réfléchir empêchait de sentir.

Mais voilà le paradoxe. Comment savoir qu’on a lâché prise ? Comment ne plus contrôler quand on s’observe en train de ne plus contrôler ? Celui qui dit “j’ai lâché prise” prouve par ces mots mêmes qu’une part de lui observait, évaluait, restait consciente.

Il ne s’agit pas de critiquer cette quête. Elle vient d’un endroit sincère, d’un désir profond de vivre quelque chose d’authentique. Mais peut-être que nous cherchons la spontanéité là où elle ne se trouve pas.

L’art de la sincérité calculée

Il faut avoir l’honnêteté de le reconnaître : nous choisissons parfois d’accueillir nos émotions. Nous sentons qu’une scène appelle à l’intensité, que le moment se prête à l’émotion, alors nous appuyons sur l’accélérateur. Ce n’est ni tricher ni mentir. C’est jouer, au sens le plus noble du terme.

Quand je perçois cette tension dans l’air, cette possibilité d’un moment fort qui se dessine, je fais un choix conscient. Je décide de m’appuyer sur cette fragilité naissante, de la nourrir, de l’accompagner. Je ne simule pas une émotion que je n’ai pas, je donne de l’espace à celle qui commence à poindre. Pas pour manipuler mes compagnons de jeu, mais pour servir quelque chose qui nous dépasse tous : l’histoire que nous écrivons ensemble.

Cette sincérité calculée n’a rien de honteux. Elle ressemble à celle du musicien de jazz. Il entend un thème. Il choisit de s’y engouffrer. Elle demande une certaine forme de courage : celui d’accepter d’être touché, même si on sait qu’on s’y prête volontairement.

Les chemins de l’immersion

Avant même de parler d’émotion, il faut s’arrêter sur cette notion d’immersion qui traverse nos parties comme un fil invisible. Car l’immersion et l’émotion, bien qu’intimement liées, ne sont pas synonymes. On peut être profondément immergé sans ressentir d’émotion particulière, tout comme on peut être ému sans se sentir “dans” l’histoire.

L’immersion a ses propres territoires : celle du spectateur captivé par une fiction qui se déroule devant lui, celle de l’acteur qui habite son personnage et sent ses motivations comme siennes, ou cette immersion totale où les frontières s’estompent. Mais il y a aussi cette expérience particulière : être à la fois dans le film et dans son making-of, cette double conscience qui nous fait vivre l’histoire tout en restant conscients de sa construction.

L’immersion peut être un chemin vers l’émotion, mais elle n’en est pas la gardienne exclusive. Certains de nos moments les plus émouvants naissent justement de cette lucidité partagée, de cette conscience que nous créons quelque chose de beau ensemble. Cette immersion paradoxale n’est ni un échec ni une réussite imparfaite. C’est une autre façon d’habiter la fiction.

Les territoires de l’émotion

Une fois ces chemins d’immersion établis, les territoires de l’émotion se dessinent avec leurs propres géographies.

Certains cherchent l’extase, cette dissolution complète dans le personnage où les frontières s’effacent. Ils rêvent d’une fusion si totale qu’ils ne sauraient plus distinguer leurs propres émotions de celles de leur personnage. Cette quête d’absolu a sa propre grandeur, même si elle me laisse parfois perplexe.

D’autres, comme moi, préfèrent garder un pied dans chaque monde. Nous ressentons intensément. Mais nous savons que c’est nous qui ressentons. Pas notre personnage à travers nous. Cette lucidité n’affaiblit pas l’émotion, elle la situe, lui donne un cadre, une forme de sécurité.

Il y a ceux qui s’expriment par les larmes, les éclats de voix, les gestes théâtraux. Leur émotion se lit sur leur visage comme un livre ouvert. Et il y a ceux qui intériorisent, qui gardent leurs émotions comme des trésors secrets, qui les laissent résonner dans le silence de leur cœur.

Aucune de ces approches n’est supérieure aux autres. Elles sont simplement différentes, comme le sont les êtres humains qui les incarnent.

La contagion des cœurs

Car il faut bien le dire : nous nous influençons mutuellement. L’émotion d’un joueur se propage parfois autour de la table comme des cercles dans l’eau. Cette contagion peut être belle quand elle unit le groupe dans un même élan, créant ces moments partagés où chacun se sent en phase avec les autres.

Mais cette influence mutuelle porte aussi ses propres pièges. L’expression émotionnelle peut subtilement devenir une norme du groupe, créant une pression invisible sur ceux qui ressentent différemment ou qui préfèrent garder leurs émotions pour eux. À l’inverse, certaines dynamiques de table peuvent installer un climat où toute manifestation d’affect devient suspecte, transformant l’émotion en transgression.

Ces mécanismes inconscients façonnent nos parties plus qu’on ne le croit. Ils créent des attentes non-dites, des codes implicites qui définissent ce qui est acceptable de ressentir et de montrer. Prendre conscience de ces dynamiques, c’est les choisir plutôt que les subir.

Cette prise de conscience nous amène à une question particulière : quelle est la place du meneur dans cette alchimie émotionnelle ?

Le meneur, gardien des seuils

Il y a quelque chose de particulier dans la position du meneur de jeu face à l’émotion. Nous ne la vivons pas comme les autres, nous ne la recevons pas de la même façon. Nous sommes à la fois dedans et dehors, participants et observateurs, créateurs et témoins. Quand l’émotion surgit autour de notre table, nous ressentons cette responsabilité étrange : celle de l’accueillir sans la briser, de la protéger sans l’étouffer.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : nous orchestrons sans diriger, nous accompagnons sans imposer. Quand nous sentons qu’un moment peut basculer vers l’émotion, nous avons ce choix délicat à faire. Appuyer sur l’accélérateur ou laisser filer ?

Cette décision demande de lire les visages, d’écouter les silences, de sentir la température émotionnelle de la table. Certains joueurs nous envoient des signaux discrets : un regard qui se détourne, une tension dans les épaules. D’autres nous montrent leur disponibilité : ils se penchent en avant, leurs yeux brillent.

Nous apprenons à reconnaître ces signaux. Comme un musicien apprend les harmoniques. Et nous ajustons notre jeu en conséquence, tantôt en intensifiant une scène, tantôt en offrant une respiration, toujours en cherchant cet équilibre fragile entre challenge émotionnel et sécurité.

Au final, nous sommes des jardiniers. Nous préparons le terrain, nous semons les graines, nous arrosons avec parcimonie. Mais nous ne pouvons pas forcer les fleurs à éclore.

L’art de l’accueil

Peut-être que la vraie sagesse réside dans l’accueil. Accueillir nos émotions quand elles viennent, sans les forcer ni les refouler. Accueillir celles des autres, qu’elles s’expriment par un silence pensif ou par des sanglots.

Il y a une élégance dans cette approche. Elle ne juge pas celui qui pleure ni celui qui reste de marbre. Elle ne hiérarchise pas les façons de ressentir. Elle crée simplement un espace où chacun peut être lui-même, avec ses propres seuils, ses propres modes d’expression.

Parfois, reconnaître simplement ce qui se passe peut suffire : “Cette scène me touche” ou “Ce moment est fort”. Pas pour se justifier, mais pour partager. Pour que le groupe sache qu’il a créé quelque chose de beau, même si chacun ne le ressent pas de la même façon.

La beauté du partage

Ce qui me semble compter, au final, ce n’est pas tant l’intensité de ce que nous ressentons. C’est la qualité de ce que nous partageons. Une partie où cinq personnes vivent cinq expériences différentes mais complémentaires peut être infiniment plus riche qu’une table où tous pleurent à l’unisson.

L’émotion en jeu de rôle n’est ni un but en soi ni un accident regrettable. Elle est une possibilité, une couleur sur notre palette de joueurs. Nous pouvons choisir de l’utiliser ou non, selon le moment, selon l’histoire, selon ce que nous sentons juste.

Le plus beau cadeau que nous puissions nous faire, c’est de rester ouverts. Ouverts à nos propres émotions quand elles surgissent. Ouverts à celles des autres, qu’elles nous ressemblent ou non. Ouverts à la magie imprévisible qui naît quand des êtres humains acceptent de jouer ensemble, sans masque ni jugement.

Au fond, nous ne jouons peut-être que pour cela : découvrir qui nous sommes quand nous cessons de faire semblant.


Featured image: The Italian Comedians, Antoine Watteau (1720)