Il y a des boîtes qui sont plus vastes que le ciel. La boîte rouge de Donjons & Dragons que mon oncle m’a offert pour mes douze ans était comme ça. Un univers entier, replié dans du carton. Je n’étais pas prêt. Pas encore. Les mots étaient trop grands, les rêves trop lourds pour mes mains d’enfant.
Les trois volumes de l’édition poche du Seigneur des Anneaux l’accompagnaient. Ils ont attendu, patients comme seuls savent l’être les livres. Ils savaient que le temps viendrait.
Il a fallu le frôlement des pages, ces Livres dont vous êtes le Héros. Premiers pas dans l’ailleurs. Premiers pas dans l’autrement. Premières morts de papier, si légères qu’on en redemande.
À quatorze ans, mes mains ont ouvert L’Œil Noir. Ce jeu venu d’Allemagne, et plus séduisant à mes yeux que la boîte rouge. Je ne le savais pas encore, mais j’entrais dans une cathédrale aux mille vitraux, où chaque rayon coloré raconterait une histoire différente pendant les douze années suivantes.
Les années qui suivirent furent une explosion, une supernova de création. Nous étions constellation, mes amis et moi, reliés par ces fils invisibles que tissent les histoires partagées. Plus solides que l’acier, ces fils. Plus durables que le temps. Plusieurs fois par semaine, les dés chantaient. Leur mélodie aléatoire dessinait le destin de héros imaginaires qui vivaient en nous plus intensément que nous ne l’aurions jamais avoué.
J’étais le plus souvent celui qui tient le livre. Celui qui fait naître les ombres et nomme les lumières. Nous avons exploré une multitude étourdissante de jeux et de genres. Nous étions jeunes. Le temps nous semblait une ressource inépuisable.
Puis la vie a posé sa main sur mon épaule.
Famille, carrière – ces mots simples qui pèsent comme des planètes. Vingt ans ont passé comme un battement de cil. Les livres se sont endormis sur une étagère. Les dés se sont tus. Pas les amitiés. Jamais les amitiés. On se voyait encore. On parlait d’autres choses. On souriait aux souvenirs sans jamais y retourner vraiment. Comme on regarde parfois une maison d’enfance sans oser frapper à la porte.
Il aura fallu un minuscule ennemi invisible pour que le dragon se réveille. Ce virus qui nous a tous enfermés a rouvert la porte de nos jeux oubliés. Étrange paradoxe. Le confinement a été cette lanterne magique braquée sur notre passion endormie. Dans son faisceau se sont à nouveau éclairés nos visages familiers, mais cette fois autour d’une table imaginaire que nous avions délaissée depuis si longtemps.
Ils étaient là, de l’autre côté des écrans. Vieillissants comme moi. Mais avec cette même étincelle dans les yeux quand j’ai prononcé : “Et si on rejouait ?”.
J’ai invité mon fils à ce cercle. Il a l’âge que j’avais quand les dés étaient notre pain quotidien. Il est entré dans cette confrérie avec l’étonnement silencieux de celui qui découvre un pan secret de son père. Comme on pousse une porte dérobée dans une maison qu’on croyait connaître par cœur. Les enfants nous découvrent toujours par fragments.
Il manquait une voix parmi nous. Une seule. La plus claire. La plus lumineuse. Notre frère de dés, parti pour une aventure dont on ne revient pas, un an avant que nous ne reprenions nos voyages immobiles. Quand nous nous sommes retrouvés, son absence était une chaise vide que personne n’osait regarder. Les absents sont plus présents que les vivants. Ils habitent l’air que nous respirons.
Vingt années avaient transformé le royaume du jeu de rôle. Une forêt après un très long hiver. Nouvelles pousses. Nouveaux sentiers. J’ai découvert que ce qui était autrefois un royaume uni s’était divisé en principautés, en chapelles. Chacune avec ses croyants et ses hérétiques. Chacune certaine de détenir la vérité. Les hommes ne peuvent s’empêcher de construire des églises, même autour de leurs jeux.
Il y a la nation OSR, les Renaissants de l’Ancienne École. Ces gardiens du temple qui vénèrent les règles d’antan et les donjons mortels. Ils caressent des livres aux couvertures rétro et parlent des années quatre-vingt comme d’un âge d’or perdu. Pour eux, chaque jet de dés est une danse avec la mort. Et ils aiment ça, ces romantiques de la faucheuse virtuelle. “À l’époque, c’était mieux”, psalmodient-ils en agitant leurs dés à vingt faces comme des encensoirs.
Et puis, il y a la confrérie PbtA, qui a remplacé les longues règles par des principes, qui parlent de “manoeuvres” et de “fronts” comme d’autres parlent de pain et de vin. Ses adeptes ne jouent pas des parties, ils écrivent des histoires à plusieurs mains, où l’échec est plus savoureux que la réussite. “Oubliez ce que vous pouvez faire, demandez-vous ce que votre histoire veut devenir !” proclament-ils en levant leurs mains vers le ciel de l’improvisation.
Et moi, pèlerin revenu d’un long voyage, je souris face à ces guerres de religions ludiques. Car sous les dogmes et les manifestes, je retrouve la même magie qu’autrefois: celle de la parole partagée. Du récit qui se construit à plusieurs voix. Des amis qui respirent la même histoire. L’essentiel est toujours caché sous les règles.
La technologie a multiplié les possibles. Aboli les distances. Rendu visible l’invisible. Mais l’essentiel demeure inchangé : des amis réunis dans le temps suspendu d’une histoire commune. La modernité change tout sauf le cœur des choses.
Je redécouvre ce monde avec les yeux d’un homme qui retrouve un pays d’enfance. Tout semble à la fois plus petit et plus vaste. Comme ces jouets qu’on garde précieusement et qui, des années plus tard, tiennent dans le creux de la main alors qu’ils remplissaient jadis tout l’espace des rêves.
Ce retour m’a appris que le temps ne détruit pas tout. Il y a des choses qui attendent, immobiles. Comme ces livres qu’on relit à différents âges et qui nous parlent différemment à chaque fois.
Vingt années se sont écoulées, et pourtant, lorsque je prononce les mots rituels : “Vous vous trouvez…”, le temps se replie sur lui-même. Nous sommes à nouveau ces adolescents, suspendus aux lèvres les uns des autres, artisans d’un monde qui n’existe que parce que nous acceptons, ensemble, de faire comme s’il existait.
Le temps qui passe n’est pas qu’un voleur. Il est aussi un grand collectionneur de trésors. Ces soirées d’aujourd’hui, arrachées aux agendas surchargés, sont plus précieuses que l’or. Chaque partie est un petit miracle. Une brèche dans le mur de nos vies d’adultes. Une fenêtre ouverte sur cet espace où l’imaginaire respire encore librement.
Alors oui, les jeux de rôle ont changé. Ils se sont diversifiés, spécialisés, théorisés parfois jusqu’à l’absurde. Mais ils offrent toujours le même refuge : un espace où l’imagination adulte retrouve sa liberté d’enfance. Où les amitiés se prolongent au-delà du temps et de l’espace. Où les histoires que nous nous racontons deviennent, l’espace d’une soirée, plus réelles que le réel lui-même.
Là réside l’un des pouvoirs fascinants des jeux de rôle : non pas nous faire évader du monde, mais nous y ramener. Enrichis de ces voyages immobiles. Plus attentifs aux récits qui façonnent nos vies quotidiennes.
Vingt ans plus tard, je me tiens à la frontière de ces mondes que nous créons à voix haute. Dans la pénombre de nos soirées volées aux urgences du quotidien, je vois nos visages s’illuminer comme des lanternes de papier. Il y a quelque chose de sacré dans ces heures où nous consentons ensemble à voir ce qui n’existe pas, à rendre réel l’invisible. Un sanctuaire pour cette part d’enfance qui refuse de mourir et qui, peut-être, est notre part la plus précieuse.
Quand mon fils, maintenant, prend la parole dans ce cercle autrefois fermé, je vois la boucle qui se referme doucement. Le temps n’est plus une ligne droite mais un anneau précieux. Les histoires que nous racontons aujourd’hui portent en elles toutes celles d’hier, comme les cernes d’un arbre gardent la mémoire de chaque saison traversée.
Ce que nous faisons là, rassemblés autour de nos histoires partagées, n’est pas une fuite du monde mais son contraire : un apprentissage patient de l’attention aux autres, de l’écoute véritable, de la création collective. Une école de l’émerveillement.
Et c’est peut-être cela, finalement, le trésor caché au cœur de ces jeux : non pas l’évasion, mais la rencontre. Avec soi-même. Avec les autres. Avec cette part d’invisible qui nous habite tous.
Les chemins que nous avons tracés ensemble il y a vingt ans n’ont jamais disparu. Ils attendaient, patients comme seuls savent l’être les choses essentielles, que nous revenions poser nos pas dans ces empreintes anciennes et pourtant toujours neuves. Car certaines histoires ne finissent jamais vraiment. Elles se suspendent, comme une respiration, avant de reprendre leur cours, plus profondes, plus vraies, plus nécessaires que jamais.
Featured image: Summer Day in the Forest with Two Children on Path – Carl Carlsen (1889)
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