Voici un texte que j’ai produit au travers du jeu de rôle solo “L’Irréparable“, créé par Germi.
L’irréparable est un jeu très court dans lequel on retrace l’histoire qui nous a conduit inexorablement à commettre l’irréparable. Celle-ci se construit au travers de quelques scènes séparées par des ellipses qui vont de la première rencontre avec la victime jusqu’au moment fatidique.
Le jeu propose de choisir une époque et un cadre. J’ai choisi de prendre pour cadre le Berlin Est de la fin de la guerre froide, en positionnant le jour de l’irréparable sur la journée historique du 9 novembre 1989.
Voici donc les scènes créées en suivant la procédure du jeu. Celle-ci consistant à piocher des cartes à jouer classiques pour obtenir quelques indications sur la temporalité et une indication de ton pour chaque scène.
Prologue
Le corps sans vie de Sophie gît à mes pieds. Je tiens le Makarov encore chaud dans ma main droite. Les clameurs de la foule qui déferle vers le mur parviennent jusqu’à nous, étouffées par les épais murs de cet appartement de Friedrichshain. Une safe house qui ne l’aura été pour personne.
Le sang s’étale lentement sur le parquet usé, dessinant une carte que personne ne pourra déchiffrer. Dehors, c’est l’euphorie. Ici, c’est la fin d’une histoire qui n’aurait jamais dû commencer.
La lumière blafarde de l’unique lampe projette nos ombres démesurées contre le papier peint défraîchi. Deux silhouettes figées dans une danse macabre. L’une debout, l’autre pour toujours immobile.
Ses yeux bleus, encore ouverts, fixent un point au-delà de moi. Je me demande ce qu’elle y voit. La liberté, peut-être. Celle que tout Berlin célèbre ce soir, et que je viens de lui offrir de la plus définitive des façons.
La rencontre
Cartes tirées: 8♣️ et 5♣️ (8 ans, tonalité positive, “Espoir”)
Huit ans avant l’irréparable.
Berlin-Est, 1981.
J’avais préparé du café pour notre premier briefing. Un luxe dans ce secteur où même les produits de base étaient compliqués à obtenir sans attirer l’attention. L’appartement sentait la poussière et le tabac froid. Un trois-pièces sinistre dans un immeuble gris, mais un sanctuaire à notre échelle. Un endroit où parler sans surveiller chaque mot.
Elle entra comme on entre dans une église, respectueuse mais résolue. Jeune, trop jeune peut-être pour ce genre d’affectation.
“Sophie Mercier. Analyste, section D.” Sa voix ne tremblait pas. Elle me tendit un mince dossier. “Votre nouvelle recrue, Monsieur.”
“On oublie les formalités entre ces murs, à neuf cents kilomètres de Paris, on parle directement.” dis-je en lui servant une tasse. “Je n’ai jamais dirigé d’analyste sur le terrain. Vous n’êtes pas là pour ça normalement.”
“Je ne suis pas là normalement.” Elle but une gorgée sans me quitter des yeux. “Il paraît que vous êtes le meilleur pour comprendre l’Est.”
“Et vous, pourquoi Berlin?”
“Les systèmes fermés finissent toujours par imploser. Je veux être là quand celui-ci montrera ses premières fissures.”
Je compris qu’elle ne dirait rien de plus. C’était notre règle. Ne jamais creuser les motivations personnelles. Mais il y avait quelque chose dans son regard. Une intensité rare, même chez nous.
“Vous avez vraiment de l’espoir pour ce secteur?” demandai-je.
“L’espoir, c’est pour les civils,” répondit-elle. “Moi, j’ai des objectifs.”
Ce fut notre première conversation. Je ne savais pas encore qu’elle deviendrait la personne qui compterait le plus. Et bien plus tard, celle que je devrais tuer.
La complicité
Cartes tirées: 7♠️ et 4♥️ (7 mois, tonalité positive, “Bravoure”)
Sept mois avant l’irréparable.
La Mercedes noire filait sur l’autoroute déserte vers Potsdam. Je conduisais, Sophie observait la nuit. Mission achevée. Les microfilms étaient cachés dans la doublure de son manteau.
Une heure plus tôt, nous avions frôlé la catastrophe. La Stasi avait débarqué plus tôt que prévu au point d’échange. Notre contact avait paniqué. J’étais prêt à avorter quand Sophie avait improvisé: une dispute d’amants ivres, assez convaincante pour détourner l’attention. Assez risquée pour nous coûter la vie.
“Vous n’étiez pas obligée,” dis-je en brisant le silence. “Ces microfilms ne valaient pas le risque.”
“Des centaines de noms de prisonniers politiques. Des familles qui attendent sans nouvelles.” Sa voix était calme mais ferme. “Ça vaut chaque risque.”
Le clair de lune dessinait son profil. Quelque chose avait changé. L’analyste méthodique laissait de plus en plus place à une femme qui semblait porter un combat personnel.
“Qui essayez-vous de sauver, Sophie?”
Elle se tourna vers moi, surprise par ma question directe. Dans notre métier, on n’interroge pas les motivations. Jamais.
“Un jour,” dit-elle doucement, “je vous raconterai l’histoire d’une petite fille dont la famille a été séparée par un mur.”
Je hochai la tête sans insister. Cette nuit avait changé quelque chose entre nous. Nous n’étions plus simplement collègues ou mentor et protégée. Nous étions devenus des complices partageant un secret plus grand que notre mission.
“Si Paris me demande pourquoi vous avez pris cette initiative…”
“Dites-leur que j’ai suivi votre exemple.” Elle sourit légèrement. “La bravoure s’apprend par mimétisme, non?”
C’est ce soir-là que j’ai compris qu’elle irait plus loin que moi. Qu’elle prendrait des risques que même moi je n’oserais pas affronter. Ce qui me fascinait alors deviendrait plus tard ce qui me terrifierait.
Le doute
Cartes tirées: 4♣️ et 8♦️ (4 semaines, tonalité négative, “Echec”)
Quatre semaines avant l’irréparable.
La pluie noyait Berlin. J’essuyais mes lunettes embuées dans ce café miteux de Kreuzberg, attendant Sophie qui avait déjà vingt minutes de retard. Inhabituel pour elle. Dangereux pour nous.
L’opération de la semaine précédente avait été un désastre. Le réseau d’informateurs que nous avions mis trois ans à construire s’était effondré en une nuit. Deux agents disparus. Des mois de travail anéantis.
Elle entra, trempée, visage fermé. S’assit sans commander.
“J’ai reçu Paris ce matin,” dit-elle sans préambule. “Ils veulent savoir comment la Stasi était au courant.”
“Une fuite. Quelqu’un nous a vendus.”
“Ou quelque chose.” Elle sortit des photos de surveillance. Moi, entrant dans un immeuble de la Karl-Marx-Allee. “Tu m’expliques?”
Elle me tutoyait pour la première fois. Mais ce n’était pas un signe de rapprochement.
“Surveillance de routine. Une piste sur notre taupe.”
“Sans m’en parler ?” Son ton était glacial. “C’était mon secteur. Ma responsabilité.”
Je ne pouvais lui dire la vérité. Que Berlin-Est m’avait contacté pour une proposition. Que j’essayais de comprendre ce qu’ils voulaient vraiment.
“Certaines initiatives ne peuvent pas être partagées, même avec toi.”
“Même avec moi.” Elle répéta ces mots comme une sentence. “Après tout ce qu’on a traversé.”
Sur la table, entre nous, les photos révélaient une partie de la vérité. Pas assez pour me condamner. Trop pour maintenir la confiance.
“La confiance, c’est un luxe,” murmurai-je, répétant ce que je lui avais enseigné à ses débuts.
“Non,” répondit-elle en se levant. “C’est la seule chose qui nous reste quand tout le reste a échoué.”
Elle partit sous la pluie. J’aurais dû la suivre, lui expliquer. Mais j’avais mis en place quelque chose qui ne pouvait plus être arrêté. Un engrenage qui nous broierait tous les deux.
La trahison
Cartes tirées: 9♠️ et 5♦️ (9 jours, tonalité négative, “Faiblesse”)
Neuf jours avant l’irréparable.
L’appartement safe de Prenzlauer Berg était plongé dans la pénombre quand je suis arrivé. J’ai immédiatement senti que quelque chose clochait. Sophie était déjà là, assise dans le noir, un dossier ouvert devant elle.
“Ferme la porte,” dit-elle sans lever les yeux. Sa voix tremblait légèrement.
J’obéis, la main près de mon arme. Précaution devenue réflexe après huit ans à Berlin.
“J’ai reçu ça ce matin.” Elle poussa vers moi des photos. Moi, échangeant des documents avec un officier de la Stasi. “Tu travailles pour eux depuis quand exactement?”
Ma bouche s’assécha. “Ce n’est pas ce que tu crois.”
“J’ai vérifié trois fois. Cinq transferts sur un compte en Suisse. Des dates qui correspondent exactement à nos échecs des derniers mois.” Elle leva enfin les yeux. “Dis-moi que c’est un jeu plus profond. Une manipulation autorisée par Paris.”
J’aurais voulu lui mentir. Encore une fois. Mais à quoi bon?
“Ils ont ma fille,” murmurai-je. Les mots semblaient appartenir à quelqu’un d’autre. “Une fille dont personne ne sait rien. Même pas les services. Sa mère était est-allemande. Elle vit à Leipzig.”
Sophie ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, ils étaient vides.
“Je comprends la faiblesse,” dit-elle doucement. “Je comprends qu’on puisse tout sacrifier pour quelqu’un qu’on aime. Mais pas ça. Pas nous.”
“Je ne leur ai donné que des miettes,” tentai-je. “Des informations périphériques. Jamais rien de crucial.”
“Melnik et Rivière sont morts la semaine dernière. Exécutés à Hohenschönhausen. Ils étaient dans le dossier que tu as vendu.”
Le silence qui suivit pesait une tonne. Ma trahison avait des visages maintenant. Des noms. Des vies.
“Je dois te signaler,” dit-elle en se levant. “C’est fini.”
Je la regardai rassembler les preuves, incapable de bouger. Dans notre monde, la faiblesse était impardonnable. Mais ce n’était pas pour moi que j’avais peur désormais.
“Si tu me dénonces, ils tueront ma fille.”
Elle s’arrêta à la porte, le visage dans l’ombre.
“Tu as neuf jours pour la faire sortir. Après, je ne pourrai plus te protéger.”
La porte se referma sur elle. Sur nous. Sur tout ce que nous avions construit.
La crise
Cartes tirées: 7♠️ et Roi♣️ (7 heures, tonalité négative, “Peur”)
Sept heures avant l’irréparable.
La radio crache des nouvelles confuses. Des milliers de personnes convergent vers les points de passage. Le mur vacille sans qu’aucune balle n’ait été tirée. Berlin retient son souffle.
Pas moi. Je tremble.
Le téléphone sonne trois fois. S’arrête. Sonne à nouveau. Notre signal d’urgence.
“Ils savent,” dit Sophie quand je décroche. Sa voix est méconnaissable. “Ils ont intercepté mon rapport à Paris. Ils arrivent.”
Le “ils” pourrait désigner n’importe qui. La Stasi. Nos propres services. Peu importe maintenant.
“Où es-tu?”
“À l’appartement de Friedrichshain. Celui qu’on n’utilise jamais.”
“Ne bouge pas.”
Je raccroche, l’estomac noué. La peur n’est pas un sentiment nouveau dans notre métier, mais celle-ci est différente. Plus profonde. Plus définitive.
Dehors, l’agitation monte. Les gens sentent que quelque chose va céder.
Dans mon sac : passeports, argent, arme. Des préparatifs pour une fuite que je sais impossible. L’appartement de Friedrichshain est à quarante minutes. Si j’évite les contrôles. Si les rues ne sont pas bloquées.
Je m’arrête devant la photo sur ma commode. Ma fille. Celle pour qui j’ai tout trahi. Celle que je ne verrai jamais grandir.
J’ai reçu la confirmation ce matin. Trop tard. Elle a été déplacée. “Mesure de sécurité”, m’a dit mon contact de la Stasi avec un sourire glacial.
En bas, des klaxons. Des cris. Cette nuit, Berlin défait ce que l’Histoire a noué. Pendant que je m’apprête à serrer le nœud coulant autour de ma propre vie.
Je vérifie mon Makarov. Complet. Prêt.
La peur n’est pas dans les balles qui m’attendent peut-être. Elle est dans la certitude de ce que je dois faire. Dans le chemin qui s’est refermé derrière moi.
Je quitte l’appartement. La nuit est froide. L’Histoire s’écrit dans les rues de Berlin.
L’irréparable
Cartes tirées: 10♠️ et 5♣️ (10 minutes, tonalité positive, “Courage”)
Dix minutes avant l’irréparable.
L’appartement de Friedrichshain est plongé dans la pénombre quand j’arrive. Sophie est là, debout près de la fenêtre, regardant la foule qui grossit dans les rues. Une ombre parmi les ombres.
“Tu aurais dû partir,” dis-je en refermant la porte.
“Pour aller où?” Elle se tourne, son visage à moitié éclairé par les lumières de la rue. “Dehors, c’est la liberté. Ici, c’est la vérité.”
Sur la table basse, des dossiers, des photos, un magnétophone. Preuves de ma trahison, soigneusement rassemblées.
“Nos supérieurs arrivent,” dit-elle calmement. “Deux équipes. Une de chaque côté du mur. Ils veulent comprendre comment leur meilleur agent a pu basculer.”
Mon arme pèse contre mes côtes. La solution la plus simple serait de la tuer maintenant, de m’enfuir dans la confusion générale. Mais quelque chose me retient.
“Tu connais toute l’histoire maintenant?” je demande.
“Ta fille. Elena. Seize ans.” Sophie s’approche, me tend une photo que je n’ai jamais vue. Une adolescente aux cheveux bruns, mon regard. “Ils ne l’ont jamais eue. C’était un leurre depuis le début. Tu as été manipulé.”
Le monde vacille sous mes pieds. Sept mois de compromis, de trahisons, de mensonges. Pour rien.
“Comment…”
“Je l’ai retrouvée. Il y a trois mois. Elle vit à Hambourg avec sa tante. En sécurité. Libre.” Sa voix est douce maintenant. “J’ai voulu te le dire dès que j’ai su. Mais il fallait d’abord comprendre jusqu’où tu étais allé.”
Elle s’approche encore, à portée de main. À portée de balle.
“Tu n’as pas à faire ça,” dit-elle en regardant le renflement de ma veste où se cache mon arme. “Il y a une autre issue.”
“Laquelle? La prison? L’exécution pour haute trahison?”
“Le courage,” répond-elle simplement. “Celui d’affronter la vérité. De réparer ce qui peut l’être.”
Elle pose une main sur mon bras. Un geste qu’elle n’avait jamais fait en huit ans. Le contact me brûle. Me ramène à l’humanité que je croyais avoir perdue.
“Je peux encore témoigner pour toi. Expliquer les circonstances. Tu n’es pas le premier à être manipulé par eux.”
Dehors, des cris de joie. Des chants. Le mur commence à tomber, morceau par morceau.
“Il te reste très peu de temps pour choisir.”
Sa main est toujours sur mon bras. Confiante. Comme si elle ne pouvait pas imaginer que je puisse lui faire du mal. Comme si, malgré tout, elle croyait encore en moi.
C’est ce qui rend tout plus difficile. Et tout plus simple à la fois.
Ma main se referme sur la crosse du Makarov.
Epilogue
Carte tirée: 9♦️ (9 semaines)
Neuf semaines après l’irréparable.
Il marchait dans les ruines du mur, là où des pans entiers avaient été arrachés par la population. Neuf semaines après cette nuit où deux mondes s’étaient effondrés, celui de Berlin et le sien.
L’homme avançait tête baissée contre le vent de janvier, le visage émacié, les yeux enfoncés dans leurs orbites. Personne n’aurait reconnu l’agent autrefois respecté. Il se faisait maintenant appeler Werner, vivait dans un appartement misérable à Lichtenberg et travaillait pour une entreprise de démolition. L’ironie ne lui échappait pas: il passait ses journées à détruire ce qu’il restait du mur.
Dans sa poche, il serrait un bout de papier froissé. La dernière page du dossier sur Sophie, volée avant sa fuite. Une note concernant sa famille, dispersée entre l’Est et l’Ouest après la construction du mur en 1961. Sa mère et son frère cadet étaient restés à l’Est, dans un petit village près de la frontière polonaise. Les recherches de Sophie pour les retrouver avaient été sa mission personnelle, celle qui l’avait conduite à la DGSE.
Ils n’avaient jamais été retrouvés. Officiellement considérés comme disparus.
Mais lui avait trouvé quelque chose. Un nom dans les archives de la Stasi qu’il avait pu consulter en soudoyant un ancien agent. Un camp de travail près de Schwedt. Une liste de détenus.
Le frère vivait toujours.
Ce soir, il franchirait la frontière polonaise avec de faux papiers. Une dernière mission non autorisée. Une tentative dérisoire de rédemption.
Il savait que les services le cherchaient toujours. Il savait qu’il ne reviendrait probablement pas. Mais le poids du Makarov ce soir-là, la chaleur du canon, le regard fixe de Sophie. Tout cela était devenu insupportable.
Ce n’était pas pour lui qu’il faisait cela. C’était pour elle. Pour ce qu’il lui avait volé quand il avait choisi la facilité, quand il avait manqué de courage.
Lentement, délibérément, il déchira la photo qui ne le quittait jamais. Celle de sa fille, qui n’avait jamais été en danger. L’illusion pour laquelle il avait sacrifié son honneur, sa carrière, et finalement Sophie.
Les fragments s’envolèrent dans le vent glacial de Berlin.
À la nuit tombante, il passa la frontière, s’enfonçant dans un territoire où personne ne le connaissait, mais où tant le recherchaient. Son sac ne contenait que le strict nécessaire : une arme, des faux papiers, et les coordonnées d’un camp dont les gardiens n’hésitaient pas à tirer à vue.
Il n’avait aucune illusion sur ses chances. Mais pour la première fois depuis cette nuit de novembre, il avançait sans regarder derrière lui. Le frère de Sophie ne savait pas qu’un fantôme venait le chercher. Un fantôme qui, probablement, le rejoindrait bientôt dans l’anonymat des disparus de l’Histoire.
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