J’ai récemment eu une discussion avec un autre Meneur de Jeu sur la façon de préparer les personnages non-joueurs. Je lui ai parlé de ma méthode du “monologue intérieur”, ces fragments de texte à la première personne que j’utilise depuis pratiquement toujours. Des confessions imaginaires, des pensées brutes qui ne seraient jamais prononcées à voix haute. Sa réaction enthousiaste m’a laissé penser qu’il serait intéressant de partager cette approche ici.
Pas d’inquiétude, elle ne nécessite aucun talent littéraire particulier. Ces textes ne sont destinés qu’à vous-même, à catalyser votre imagination. Pas besoin d’être écrivain, juste d’aimer les mots comme outils de création. Une méthode parmi d’autres, mais dont je serais incapable de me passer pour créer et incarner les habitants de mes mondes imaginaires.
Écrire l’âme de ses PNJ
L’essentiel de la méthode consiste à écrire de courts fragments de texte à la première personne, comme si j’étais le personnage en question. Un monologue intérieur, brut, sans filtre. Parfois quelques lignes suffisent pour saisir l’essence d’un PNJ.
Prenons un exemple simple :
L’épée du capitaine pèse trois fois son poids en regards. Chaque matin, je l’attache à ma ceinture comme on se passe une corde au cou. Ces hommes qui me suivraient en enfer… Pourquoi? J’étais meilleur quand j’étais comme eux. Anonyme. Utile. Maintenant je dois prétendre savoir où nous allons tous mourir. Le vrai courage, c’était plus simple avant ces galons.
Voilà. Quelques phrases, et j’ai déjà une idée précise de ce personnage : un guerrier modeste, probablement récemment promu à un rang qui le met mal à l’aise, et qui ressent le poids des attentes plus que celui de son arme. Cette voix intérieure me donne immédiatement accès à ses doutes, sa perception du monde, ses valeurs.
Parfois, c’est plus brut, plus concis :
Trois choses. Trois choses suffisent pour survivre dans les Bas-Fonds : des yeux qui voient dans le noir, une main rapide, et savoir quand fermer sa gueule. J’ai les trois. Le problème des autres, c’est qu’ils en ont rarement plus de deux.
Ici, un personnage des bas-fonds, manifestement. Pragmatique, probablement arrogant. Son monologue est court, efficace, comme son mode de pensée. Déjà, je sens comment ce personnage parlera, bougera, agira dans mon scénario.
L’ancrage par mots-clés
Je commence souvent par esquisser l’âme de mes PNJ avec quelques mots-clés. Deux ou trois suffisent, comme des coordonnées sur une carte de l’esprit. Ce sont des ancres conceptuelles : “Vindicatif, superstitieux, mélancolique” ou “Téméraire, crédule, passionné”.
Ces mots deviennent les lignes de force du monologue intérieur, comme des courants invisibles qui guident la plume. Prenons par exemple les mots suivants : “Paranoïaque, calculateur, mystique”. De là pourrait naître ceci :
Ils observent. Toujours. Une porte qui grince différemment, l’ombre furtive sous ma fenêtre. J’ai cartographié leurs habitudes, leurs faiblesses. Chacun de mes mouvements est prévu sept coups à l’avance. Mais ils ignorent que les étoiles m’ont parlé. Dans leurs configurations glacées, j’ai lu ma victoire. Le Grand Alignement approche. Qu’ils surveillent ce corps mortel, mon âme danse déjà parmi les constellations.
Mais parfois, c’est l’inverse qui se produit. J’écris d’abord le monologue, laissant les mots couler sans trop réfléchir, et les mots-clés émergent naturellement :
Les nombres ne mentent jamais. Trois mille six cent quarante-deux pièces d’or dans le trésor nord, mille neuf cent quatre-vingt-sept dans le coffre de la salle d’audience. Chaque jour, je les compte. Deux fois. Le duc croit que je suis méticuleux. Il ne sait pas que c’est la seule façon pour moi de dormir la nuit. Un jour, il manquera une pièce. Une seule. Et je saurai que la fin approche.
Après avoir écrit ce passage, j’ai naturellement défini ce trésorier comme “Obsessionnel, anxieux, prémonitoire”.
La première phrase comme détonateur
L’expérience m’a démontré que la première phrase du monologue est souvent déterminante. Plus elle est forte, opiniâtre ou singulière, plus elle établit efficacement le ton et l’énergie du personnage. Elle crée une dynamique qui entraîne naturellement le reste du texte.
J’accumule dans mes carnets des phrases d’introduction incongrues, parfois absurdes, sans savoir quel personnage pourrait les prononcer. C’est justement leur étrangeté qui me force à découvrir quel être pourrait penser ainsi. Parfois, je m’amuse à plier un archétype classique autour de ces phrases improbables, le transformant instantanément en quelque chose de plus original que ce qu’une conception conventionnelle aurait produit.
Comparons ces deux phrases d’ouverture :
Je pense que la diplomatie est un art subtil qui demande du temps et de la patience.
Et :
Les diplomates sont des fossoyeurs en gants blancs qui creusent leurs tranchées avec des mots plutôt qu’avec des pelles.
La seconde phrase crée immédiatement une tension, révèle un cynisme ou un réalisme brutal qui définit déjà le personnage. Elle me donne envie de continuer à explorer cette voix, là où la première est beaucoup plus générique.
Voici quelques exemples de ces premières phrases que j’accumule dans mes carnets et qui ont fonctionné pour moi :
Je collectionne les dernières paroles des mourants depuis l’âge de neuf ans.
Si vous saviez comme il est facile de lire dans vos pensées, vous ne me laisseriez jamais entrer dans vos villes.
Chaque cicatrice sur mon corps raconte l’histoire d’une personne qui a cru pouvoir me tuer.
J’ai cessé de compter mes morts le jour où j’ai réalisé qu’ils me comptaient, eux aussi.
J’ai vendu mon ombre au diable, mais c’est lui qui a fait la mauvaise affaire.
Je peux sentir la peur d’un homme à cinquante pas, comme un parfum que seul mon nez reconnaît.
Ces détonateurs verbaux sont comme des graines étranges: plantez-les dans votre imagination et observez quelle créature monstrueuse ou fascinante en émergera. C’est souvent dans l’improbable, dans ce qui nous déstabilise nous-mêmes en tant que créateurs, que l’on trouve les PNJ les plus vivants, ceux qui s’émancipent de nos intentions initiales pour exister par eux-mêmes.
Réveiller les PNJ endormis
Cette méthode révèle toute sa valeur quand il s’agit de réveiller des PNJ longtemps oubliés. Notre mémoire fonctionne par associations émotionnelles, et ces fragments de texte, chargés de sentiments bruts, agissent comme des clés bien plus puissantes que de simples notes techniques. Un monologue de quelques lignes ranime instantanément l’essence d’un personnage là où noms et statistiques se seraient évaporés.
Les hurlements silencieux des endettés sont ma berceuse chaque soir. Je ne collectionne pas vulgairement l’argent, mais les âmes enchaînées par ce qu’elles me doivent. Chaque pièce prêtée est un maillon que je forge moi-même autour de leur gorge. Et dans le noir, je compte mes captifs comme d’autres comptent les moutons.
En lisant ces quelques lignes, je me souviens instantanément de ce prêteur sur gages au sourire glacial que j’avais créé pour une seule scène, mais qui avait suffisamment marqué mes joueurs pour qu’ils reviennent le voir spontanément.
C’est précisément pour cette raison que je n’hésite pas à exagérer certains traits lorsque j’écris ces textes. Il ne s’agit pas de littérature fine. Il s’agit d’écrire utile, percutant, mémorable. Je force délibérément les traits, je pousse parfois jusqu’à la caricature. Un PNJ aux caractéristiques exagérées est infiniment plus facile à ressusciter et à incarner qu’un personnage nuancé mais flou.
Je n’ai jamais rencontré un problème qui ne puisse être résolu par une quantité suffisante d’explosifs. JAMAIS.
Cette phrase seule me suffit pour retrouver instantanément la posture, la voix et même les gestes nerveux de cet artificier nain obsessionnel. Je n’ai pas besoin de me rappeler son histoire complète pour l’incarner, son essence est là, concentrée dans cette affirmation absurde mais caractéristique.
Quand vous écrivez vos propres monologues, gardez toujours à l’esprit cette fonction pratique : chaque phrase doit être un hameçon assez puissant pour repêcher le personnage entier depuis les profondeurs de votre mémoire, même des années plus tard.
Au-delà des PNJ
Cette méthode n’est pas réservée à la création de PNJs. Je l’utilise également quand je suis joueur plutôt que meneur. Écrire un monologue intérieur pour mon propre personnage me permet souvent de découvrir des aspects de sa personnalité que je n’avais pas envisagés initialement.
J’ai écrit le monologue qui suit pour un flic vétéran du LAPD dans les années 80 que j’incarnais récemment. Je suis parti du pitch que nous avait proposé le MJ, et de l’envie d’incarner un cliché du polar noir, dans un esprit James Ellroy.
Trente-sept putains d’années à voir cette ville se déchirer et se recoudre. Quand je suis entré dans la police, je croyais pouvoir changer les choses. C’est la rue qui m’a changé, pas l’inverse. Le nouveau chef veut me pousser dehors. Il ne comprend pas. Cette plaque est collée à ma peau comme une cicatrice.
Je revois encore ce carrefour à Watts pendant les émeutes. L’enfer tout autour. J’ai tenu, pas pour les médailles qu’ils voulaient m’épingler comme des bonbons à un gamin. J’ai tenu parce que c’était mon quartier qui brûlait.
Ils appellent ça “usage excessif de la force”. Mais ils n’étaient pas là quand j’ai retrouvé mon partenaire dans cette ruelle, le visage ouvert comme un livre mal écrit. Ils ne se réveillent pas en sueur à trois heures du matin quand le silence devient trop bruyant.
La ville est un animal blessé, et un animal blessé mord. Il faut savoir quand montrer les dents en retour. Je connais encore chaque ruelle, chaque indic, chaque battement de cœur de cette cité. Ça, ça ne s’apprend pas dans les académies de police. Ça se paie avec du temps, du sang et des regrets.
Le texte m’a permis de construire ensuite rapidement son historique personnel et professionnel de façon plus classique pour pouvoir la fournir au MJ, et il m’a été vraiment utile pour l’incarner durant la partie.
L’alchimie des voix intérieures
Cette méthode du monologue intérieur n’est bien sûr pas une solution miracle pour créer des PNJ complets. Les objectifs, relations et secrets restent nécessaires selon le niveau de préparation que nécessitera chaque personnage. Il s’agit plutôt d’un scalpel précis dans votre arsenal créatif, particulièrement affûté pour qui aime manier les mots.
Son véritable pouvoir ? Vous révéler ce que votre personnage ne dirait jamais à voix haute. Ces vérités silencieuses, ces contradictions intimes qui transforment un simple figurant en être plus complexe.
La prochaine fois qu’un PNJ vous semble fade, offrez-lui quelques lignes de confession mentale. Vous serez surpris de voir comment ce stéréotype peut soudain prendre vie, et parfois largement dépasser le simple rôle que vous lui aviez assigné dans votre scénario.
Je vis par procuration à travers des dizaines de voix imaginaires. Je les collectionne, les archive, les fais parler dans ma tête à des heures indues. Certains me prendraient pour un fou s’ils savaient combien de temps je passe à imaginer les pensées intimes d’êtres qui n’existent pas. Mais quand je vois les yeux de mes joueurs s’illuminer face à un marchand cynique ou s’embuer devant le désespoir tranquille d’une vieille oracle, je sais que ma folie est contagieuse. Et qu’elle en vaut la peine. Je suis un meneur de jeu, un multiplicateur d’âmes, un contrebandier de vies parallèles. Un menteur professionnel dont le plus grand succès est de faire oublier le mensonge.
Featured image: Automat, Edward Hoppe (1927)
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